Les Aigles de Rome

Avec Les Aigles de Rome, Enrico Marini s’empare du destin du chef de guerre germain Arminius (~17 av J.-C. – ~21 ap. J.-C.) pour réaliser une fresque sur la Rome antique à l’époque de l’empereur Auguste. Un récit très documenté, qui plonge avec une grande précision dans le quotidien de la période augustéenne. Un must sur l’Antiquité romaine en bande dessinée !

Les personnages de Jules César et de Néron étant très prisés par le 9e art, faire un pas de côté en explorant le règne de l’empereur Auguste était déjà une petite audace de la part d’Enrico Marini. Mais s’attarder sur un certain Gaius Julius Arminius, inconnu du commun des mortels non antiquisants, était encore plus hardi. Ce culot scénaristique est un coup de maître. Avant tout parce que la vie d’Arminius est à la fois haute en couleurs, représentative de celles des otages envoyés à Rome par les princes soumis, et connue avec suffisamment d’imprécisions pour laisser le champ libre à l’imagination de l’auteur. Il convient ici de souligner que si Arminius ne parle pas au public franco-belge, il est beaucoup plus populaire en Allemagne. Sorte de Vercingétorix victorieux de la rive droite du Rhin, qui parvient à unifier les très nombreuses tribus germaniques contre l’envahisseur romain, Arminius arrive à ses fins et repousse définitivement les légions romaines.

Les cinq tomes des Aigles de Rome déroulent une bonne partie de la relativement courte existence du chef de guerre, en passant rapidement sur sa prime jeunesse au sein de sa tribu chérusque, pour s’attarder sur son éducation adolescente à Rome. Il y rencontre Marcus, le fils de sa « famille d’accueil » romaine, du même âge que lui et à moitié germain par sa mère. Cette période de la vie d’Arminius étant peu documentée, Enrico Marini peut introduire cette rivalité / amitié entre l’otage et Marcus pour obtenir quelques fils narratifs supplémentaires, tout en restant dans les clous historiques. Les deux jeunes hommes grandissent donc ensemble et s’aguerrissent au métier des armes, avant de servir, suivant leur rang social, comme officier dans la légion romaine.

Leur affectation principale les envoie en Germanie, où une myriade de tribus, pourtant disparates et désunies, résiste au rouleau compresseur romain. La fiction rejoint alors la réalité, puisque Arminius a bien commandé dans cette région un détachement auxiliaire de cavalerie chérusque dans l’armée romaine. C’est là qu’il échafaude le projet d’unir les tribus de Germanie pour infliger aux Romains une cuisante défaite. Un double jeu qui peut lui coûter la vie s’il est découvert. La bataille de Teutobourg, en 9 ap. JC, qui voit trois légions anéanties et deux aigles capturées *, montre que la machination d’Arminius pour jeter les forces romaines dans une embuscade fatale, a brillamment fonctionné. C’est cette « trahison » qui est le principal fil rouge des Aigles de Rome.

Mais ce qui fait la chair du récit, ce qui donne à cette série toute sa saveur, c’est le soin pris pour reconstituer une époque. Les rouages de l’administration, le clientélisme, l’entraînement militaire, la structure des camps, tout le fonctionnement de la machine impériale est bien décrit. Les conséquences de la soumission d’une tribu ennemie vaincue au combat, au cœur de l’intrigue des Aigles de Rome, sont dépeintes avec soin. L’état d’esprit des personnages donne également la mesure des usages de la société romaine. Le sentiment de supériorité des citoyens romains envers le reste du monde (qui causera d’ailleurs leur perte dans la tentative de conquête de la Germanie), la manière – dure – d’éduquer les enfants dans l’aristocratie, le traitement des esclaves fugitifs, les mariages de raison (les épouses font des enfants, pour leur plaisir les époux vont dans les lupanars), autant de détails qui enrichissent la description de la vie quotidienne.

Les patriciens, dont sont issus les personnages principaux des Aigles de Rome, ne sont pas les seuls à apparaître dans les albums. La déambulation d’Arminius et Marcus dans les rues de la ville de Rome permet en effet à Enrico Marini de représenter les bas-fonds de la capitale. Au détour d’une ruelle, on peut également apercevoir les laissés pour compte de l’Empire, les classes sociales les plus pauvres, ainsi que quelques graffitis. Les incontournables courses de chars, loisir très prisé, ne sont pas oubliées. Avec à chaque fois une multitude de détails. Les Aigles de Rome sortent des sentiers battus, aux antipodes des images d’Epinal. Il n’est qu’à voir la représentation de la capitale impériale. La Rome aux murs colorés et en travaux d’Enrico Marini respire le réalisme, bien loin de la ville figée aux statues de marbre blanc que l’on a en tête. Voila une raison de plus de dévorer les cinq tomes de la série.

* : L’aigle romaine (le mot est féminin dans cette acception) est l’emblème d’une légion, d’où le titre de la série.