La série Alix, créée en 1948, affiche 74 ans plus tard un dynamisme insolent. Outre la série mère, dont le 40e tome a été publié en 2021, plusieurs déclinaisons se sont installées dans le paysage éditorial du 9e art. Alix Senator, que l’on pourrait définir schématiquement comme la « vieillesse » d’Alix, en est à son 13e album, publié en avril. Les Voyages d’Alix, série commencée en 1996, compte 39 volumes depuis 2019. La série Alix Origines, autrement dit la jeunesse d’Alix, lancée il y a deux ans, voit la publication de son 3e tome également en avril. Et cerise sur le gâteau, une riche monographie de Jacques Martin est parue en 2021. Immersion au temps de Jules César et d’Auguste avec une série protéiforme.

Cette chronique est la première d’une série de dix sur les bandes dessinées dont l’action se situe pendant l’Antiquité romaine. Elle s’inscrit dans les événements organsés en 2022 pour les dix ans du MuséoParc Alésia. Elle est publiée conjointement sur le site du MuséoParc Alésia et sur le site Cases d’Histoire.

Comment renouveler une série du patrimoine du 9e art, qui plus est orpheline de son créateur ? C’est l’âpre équation à laquelle sont confrontées les grosses maisons d’édition. Pour qu’Alix ne tombe pas dans un progressif anonymat, Casterman mène le combat sur plusieurs fronts. Le premier est la continuation de la série mère, par étapes. A partir du tome 20, Jacques Martin fait appel à des collaborateurs, d’abord pour le dessin, puis pour le scénario. A sa mort, en 2010, la série continue, sans vraiment trouver sa vitesse de croisière. A partir du tome 37, des décisions fortes sont prises. Le duo David B. et Giorgio Albertini offre aux lecteurs un album vintage qui reprend le graphisme et le côté inquiétant des premiers albums. Une réussite, renouvelée avec le tome 39.

L’autre choix décisif pour la série mère est l’arrivée de Valérie Mangin au scénario pour le tome 40 L’œil du minotaure. Déjà scénariste de la série Alix Senator, elle entrelace un peu plus l’intrigue d’Alix avec les faits réels. En l’occurrence les relations entre Jules César, sa maîtresse Servilia Caepionis, et Brutus, le fils de cette dernière. Avec au centre de ce panier de crabes, l’amitié entre Alix et César. Envoyés par le maître de Rome sur les traces d’un marchand grec qui lui a vendu la perle qui empoisonne Servilia à petit feu, Alix, Enak et Brutus voguent en Méditerranée jusqu’en Crète, dans le repaire du Minotaure. Bonne nouvelle, le prochain album qui paraîtra en novembre sera réalisé par le même duo Valérie Mangin et Chrys Millien.

La création de séries parallèles est également un bon moyen de garder la série mère sous le feu de l’actualité. Encore faut-il que les albums soient à la hauteur. Avec Alix Senator, Casterman a tiré le gros lot. Remarquablement scénarisée par Valérie Mangin et admirablement dessinée par Thierry Démarez, la série créée en 2012 est un succès, au point de faire de l’ombre à son aînée. Les histoires d’un Alix à l’automne de sa vie, devenu sénateur, s’intègrent parfaitement dans le schéma narratif global. Cette fois, l’action se situe au milieu du règne d’Auguste, entre 12 et 9 av. JC. Avec le tome 13, L’Antre du Minotaure, se met en place un petit jeu scénaristique qui lie un peu plus Alix et Alix Senator. Valérie Mangin envoie en effet Alix et Enak sur les lieux de leurs aventures du tome 40 Alix, L’œil du Minotaure. Un procédé fort bien vu, qui donne un peu plus d’épaisseur aux deux albums.

Enfin, pour renouveler le lectorat, Casterman se lance en 2019 dans une collection plus orientée jeunesse avec Alix Origines, qui décrit l’adolescence d’Alix. Les circonstances qui ont vu Alix, fils d’un aristocrate gaulois, tomber en esclavage mérite en effet d’être détaillées. L’action se situe cette fois entre 61 et 58 av. JC, à une époque où les Eduens font appel aux légions romaines de César pour repousser les Helvètes. Bien que pensés pour un jeune public, les albums d’Alix Origines contiennent énormément d’informations historiques. Chaque volume comporte d’ailleurs un dossier thématique de six pages après la bande dessinée. Le tome 3, Le Démon de Torralba, ne fait pas exception à la règle puisqu’il se déroule en Sardaigne, et s’attarde sur les nuraghe, ces tours en ruine de la culture nuragique (1900-720 av JC). Alix et sa sœur, en cavale, y rencontrent une petite troupe cosmopolite d’enfants, eux aussi esclaves en fuite. Olivier Weinberg et Marc Bourgne remontent ainsi le fil de l’existence d’Alix, avec peut-être pour objectif de rejoindre à terme l’intrigue d’Alix l’intrépide, le premier album de la série mère.

Pour revenir aux sources et mieux comprendre les intentions de Jacques Martin, l’épaisse monographie que lui consacre Patrick Gaumer, richement illustrée, donnera tous les éclairages voulus. Paru fin 2021 pour le centenaire de sa naissance, Jacques Martin, le voyageur du temps donne un panorama détaillé et passionnant d’une carrière longue de plus de 60 ans. Une référence sur le sujet.

Le dessinateur est aussi l’auteur des aventures de Lefranc, d’Arno avec André Juillard, de Jhen et Keos avec Jean Pleyers, de Loïs avec Olivier Pâques et d’Orion avec Christophe Simon, mais c’est sans aucun doute à Alix que l’on pense quand on parle de Jacques Martin (c’est d’ailleurs une illustration représentant Alix et Enak qui fait la couverture de Jacques Martin, le voyageur du temps). Patrick Gaumer répond à quelques questions pour mieux cerner le travail de Jacques Martin sur l’Antiquité romaine :

Cases d’Histoire : Comment Jacques Martin en vient à choisir pour héros un jeune Gaulois ?

Patrick Gaumer : Dans l’immédiat après-guerre, Jacques Martin consulte l’Histoire Générale de Gustave Glotz. Ce grand spécialiste de la Grèce et de la Rome antiques y traite notamment de la guerre entre les Romains et les Parthes. Martin y apprend qu’une unité de cavaliers gaulois se battait aux côtés de Crassus en Asie. Une cavalerie gauloise qui faillit bien changer le cours de la bataille de Carrhes [Carrhae, auj. Harran], en 53 av. J-C, où le triumvir Marcus Licinius Crassus, grand ami de Jules César, fut finalement vaincu et tué. Pendant ce temps, César pacifiait ou soumettait la Gaule, cela à la demande de certaines tribus gauloises qui l’avaient appelé pour les aider à combattre les Germains (eux-mêmes sollicités par d’autres tribus gauloises pour lutter contre les premières). Cette absence de “nationalité” gauloise l’avait frappé et c’est ainsi que Martin imagine le personnage d’un jeune esclave gaulois perdu dans la débâcle en Orient [l’histoire débute à Khorsabad, aujourd’hui en Irak].

En quoi Alix se différencie des publications de l’époque ?

La série tranche par son réalisme, son souci documentaire. C’est une série beaucoup plus adulte qu’il n’y paraît, où l’on évoque, parfois d’une manière diffuse, parfois de façon un peu plus explicite, la sexualité des personnages. Arbacès, la figure du mal, est ainsi décrit, dès le premier épisode comme étant parfumé et couvert de bijoux, une précision qui sera d’ailleurs gommée dans la réédition de 1973. On a aussi beaucoup écrit sur les rapports entre Alix et son compagnon Enak, mais Jacques Martin ne cherche pas à choquer, il traite simplement ces questions non pas à l’aune des conventions judéo-chrétiennes, mais à l’aune de ce qui se pratiquait chez les Grecs et les Romains de l’Antiquité. Alix est également une série tout en « tensions » où les histoires se terminent parfois tragiquement.

Quelle était la documentation de Jacques Martin pour les premiers albums ?

Outre l’ouvrage de Glotz déjà cité, Jacques Martin puise son inspiration dans Salammbô, l’œuvre épique de Gustave Flaubert contant la lutte entre Carthage et ses mercenaires révoltés. Après avoir vu dans l’enfance sa version cinématographique (un film muet franco- autrichien de 1925, réalisé par Pierre Marodon et interprété par Jeanne de Balzac, Rolla Norman et Victor Vina), il lit une première fois l’ouvrage durant la Seconde Guerre mondiale. Parmi sa documentation figure aussi en bonne place Le Costume, les armes, les ustensiles, objets mobiliers chez les peuples anciens et modernes de Frédéric Hottenroth. Plus tard, l’auteur d’Alix s’appuiera notamment sur La Vie des douze Césars de Suétone ou sur Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar.

Est-ce que la série a rencontré tout de suite le succès ?

Elle a effectivement marqué d’entrée de jeu de très nombreux lecteurs parmi lesquels de futurs dessinateurs comme Gilles Chaillet et André Juillard qui travailleront d’ailleurs avec Martin sur les séries Lefranc et Arno. La série répond parfaitement au « cahier des charges » défini par les fondateurs du journal Tintin qui voulaient que leur support instruise les lecteurs tout en les distrayant. Jacques Martin est également apprécié pour sa puissance de travail et son sens inné de la narration. Reste que si sa série Alix connaît un grand succès dans la revue, elle n’est en revanche publiée que tardivement en albums (le premier, Alix l’intrépide, paru au Lombard en 1956, soit huit ans après son lancement dans Tintin, alterne même les pages en couleur et les pages en noir et blanc, sans doute pour de simples raisons économiques), ce qui agacera beaucoup Martin et le poussera quelques années plus tard à rejoindre les éditions Casterman.

Quelle était la position de Jacques Martin par rapport à la reprise d’Alix après sa mort ?

Atteint par une dégénérescence visuelle à la fin de sa vie, Jacques Martin va progressivement délaisser le dessin et faire appel à des assistants. Une démarche naturelle pour celui qui se définissait avant tout comme un raconteur d’histoires, incapable de s’arrêter. À la différence d’Hergé qui souhaitait que son œuvre prenne fin avec lui, Martin déclare à plusieurs reprises (dans la revue Lire, notamment) qu’il aimerait qu’Alix lui survive et puisse, un jour, fêter ses cent ans. Il ajoute que son rêve serait qu’après sa mort des artistes puissent continuer à travailler sur sa série et offrir ainsi de nouvelles aventures d’Alix aux lecteurs. Un rêve aujourd’hui exaucé.

Thierry Lemaire